La Renaissance

   Article paru dans 1895, revue de l’A.F.R.H.C. (Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma), n° 13, décembre 1993, pp. 91-95.
  Certains passages de cet article écrit en octobre 1992 ont été actualisés en octobre 1997.

LE FONDS STAREWITCH.

   En octobre 1975 j’ai vu pour la première fois un film de Ladislas Starewitch, Dans les Griffes de l’araignée, une copie retrouvée par Raymond Borde, projetée par la Maison de la Culture de Créteil dans le cadre d’une carte blanche donnée à la cinémathèque de Toulouse... J’avais été frappé par la vivacité du style, la légèreté, l’humour et la modernité de scènes tournées au début des années 1920, par un cinéaste qui venait de connaître une guerre mondiale, une révolution, une guerre civile et un long exil.
   Ladislas Starewitch était décédé depuis 1965, presque dix ans après Anna, son épouse. Son œuvre était pratiquement invisible et pourtant la vie de ses filles, Irène et Nina, de Béatrice, sa petite fille, n’avait que son œuvre pour horizon. La maison était un musée, le souci de préservation ordonnait les activités quotidiennes, l’image du père dominait de nombreuses conversations, dont la plupart auraient dû être enregistrées.
   Depuis toujours Ladislas Starewitch a eu le souci de conserver ses marionnettes et sans la coupure de l’exil, nul doute que cette collection serait plus riche encore. La pièce la plus ancienne est un portrait qu’il a peint de son père Alexandre. Les marionnettes se sont accumulées habillées de leur dernier costume de tournage (le renard a survécu dans son costume de Fleur de fougère). Ladislas Starewitch les gardait parce qu’elles pouvaient tourner dans d’autres films mais aussi par plaisir, par attachement. Il a confectionné lui-même les premières vitrines qui présentent des marionnettes et créé des décors. Attaquées par des parasites certaines ont été brûlées sur ses indications vers la fin de sa vie, les autres dégageaient une puissante odeur de naphtaline.
   Dans les années 1970 tous ces éléments conservés, dont il n’existait aucun inventaire, auraient pu avoir quitté cette maison et connaître un autre destin. A cette époque Irène Starewitch fit la proposition de transférer ce qu’elle avait aux Archives de bois d’Arcy qui objectèrent des problèmes de droit et ne donnèrent aucune suite. Elle entreprit également des démarches en vue d’une donation aux archives soviétiques : les discussions arrivèrent à un point assez avancé pour finalement ne pas aboutir. Irène eut longtemps une attitude contradictoire à l’égard de ce patrimoine, justifiée par un attachement et une admiration sans limites à l’égard de son père qui la rendaient très reconnaissante envers les personnes qui s’intéressaient à Ladislas Starewitch mais sans aucune concession sur l’image qui en serait donnée et finalement très exclusive. Ses réponses dilatoires dissuadaient parfois l’interlocuteur. Mais cette attitude stricte était en partie fondée. Même si la diffusion posthume de l’œuvre de Ladislas Starewitch en a été retardée, l’essentiel a ainsi été préservé : des expériences récentes montrent que toutes les attentions dont l’œuvre faisaient l’objet n’étaient pas seulement motivées par le souci de servir le cinéaste.
   Tout en contribuant à certains projets comme lors des festivals d’Annecy en 1971 et 1973 et malgré l’opportunité présentée par l’intérêt accru du ministère de la Culture envers les vieux films en 1981, Irène a attendu des années avant d’accepter réellement l’idée que le fonds Starewitch puisse s’ouvrir plus largement. Le renouveau de l’œuvre de Ladislas Starewitch date du changement d’attitude d’Irène. Ce matin du printemps 1988, quand elle nous a dit, à Béatrice et à moi : " Vous avez raison, il faut déposer les films ", a été un moment important surtout pour elle qui transmettait un relais, sa sœur Nina étant décédée en 1984, et sa confiance en ouvrant la porte à ses trésors qui allaient ainsi revoir le jour. Outre des dizaines de marionnettes, l’ancien studio de Ladislas Starewitch conservait plusieurs négatifs de films (L’Épouvantail, La Petite Chanteuse des rues, Le Roman de Renard...), des copies d’exploitation et des papiers manuscrits, des coupures de presse...
  Cette grande décision a correspondu avec une rencontre qui nous a ouvert des perspectives : Lenny Borger, à l’époque journaliste à Variety, a organisé une projection en présence de Louisette Neil et de Simon Simsi qui sont devenus aussitôt des soutiens indéfectibles. La Sept a financé presque en totalité la restauration ou l’achat de onze films entre 1989 et 1991, l’achat des droits de diffusion nous permettant d’en restaurer d’autres. Depuis février 1989, la firme Les Acacias Cinéaudience diffuse en France un programme composé de deux titres : Les Yeux du dragon et Le Roman de Renard.

Cinq éléments constituent le fonds d’archives :

- Pour les films, nous nous sommes attachés à trois aspects : dresser l’inventaire des dizaines de boites de nitrate conservées dans le studio ; collecter toutes les informations possibles dans les cinémathèques et les centres d’archives de nombreux pays pour localiser ce qui était conservé ; restaurer au fur et à mesure ces films quand les éléments étaient connus. Un bilan de ces recherches et des restaurations a été publié en mai 1991 dans le cadre du festival d’Annecy . Pour chaque titre restauré, il existe une copie et un élément de tirage établis à partir des bobines conservées dans le studio et par acquisition auprès de centres d’archives. Mais la volonté de secret de certains déposants, l’inachèvement de l’inventaire des stocks de boîtes conservées dans les archives et le silence insondable des collectionneurs constituent encore de solides obstacles à la collecte des informations.
   Depuis mai 1991 de nouvelles localisations ou acquisitions se sont ajoutées : L’Horloge magique, la partie animée réalisée par Ladislas Starewitch du film de Jacques de Baroncelli Le Rêve de Crainquebille, Les Grenouilles qui demandent un roi, La Cigale et la fourmi version 1927. A l’exception des deux derniers titres, toutes les copies sont en 35 mm.

- Les " matériaux " qui ont servi à la réalisation : marionnettes, éléments de décors, accessoires dont l’essentiel a été exposé au Musée-château d’Annecy en mai-juin 1991.

- Des documents écrits dont la nature et la qualité dépendent des conditions de travail du réalisateur et surtout des conditions de production des films. Pratiquement rien de la période où Ladislas Starewitch travaillait seul, les premiers sont les contrats signés avec Louis Nalpas (à la fin des années 1920) et Roger Richebé. Après la seconde guerre mondiale, des contrats de production, de distribution, des comptes d’exploitation, des projets, des programmes de tournage ou des scénarios qu’il s’envoyait à lui-même par lettre recommandée avec accusé de réception pour les authentifier. Les dessins sont peu nombreux. Le seul document dans lequel Ladislas Starewitch explique son travail a déjà été publié en 1989 . Les contrats sont en français mais l’essentiel des autres textes est écrit en polonais ou en russe.

- La presse conservée décuple ce problème de langue. Grâce à un abonnement à l’Argus, de volumineux recueils de coupures de journaux de tous pays (surtout européens) ont été constitués des années 1920 à 1965, les dernières annonçant le décès du réalisateur.

- La mémoire d’un certain nombre de personnes rencontrées lors de projections contribue à enrichir et à rendre vivant cet ensemble. Pierre Kuhn, de Courbevoie, a vu dans les années 1920 les films de Starewitch à leur sortie et a assisté à une conférence donnée par le réalisateur (il se souvient de l’accent de Starewitch parlant français). Tadahito Mochinaga, au Japon, a été incité à réaliser des films d’animation après avoir assisté à une projection de L’Horloge magique avec un appareil Pathé-Baby.

   Ce travail de recherche systématique, de localisation, de sauvegarde, de restauration suivant les films, a pris des formes diverses en suscitant souvent des moments intenses : les premières séances de visionnement à la Cinémathèque Française avec une initiation sous la conduite de Vincent Pinel, Renée Lichtig, Patricia Foux et Germaine Cohen (qui a, pour La Sept, supervisé la restauration du premier film Le Roman de Renard) ; la découverte, à Amsterdam, des magnifiques copies coloriées au pochoir des films Dans les Griffes de l’araignée et La Voix du rossignol ; les explications et nombreuses informations techniques de Monsieur Renault à Torcy ; l’intense émotion ressentie par Béatrice en découvrant Nina, sa mère, dans plusieurs films des années 1920 et identifiant son grand père grimé en jardinier dans L’Épouvantail, ou déguisé en gardien de la paix dans Fétiche mascotte pour une apparition à l’écran dans le style d’Alfred Hitchcock.

   Des moments aussi de déception et d’incompréhension, surtout à cause du soutien très distant sinon du manque total de considération montré par certaines archives. Que penser en apprenant à la lecture du catalogue de Cinémémoire  en 1991 que les archives de Bois d’Arcy avaient restauré le film Amour noir et blanc ? Que penser en découvrant dans les allées du festival de Pordenone en 1992 que le British Film Institute diffuse en association avec le Gosfilmofond une cassette des films russes de Ladislas Starewitch alors que nous avons été en relation avec ces trois centres d’archives dès le début de notre entreprise ? Pendant ce temps, le Musée d’Art Moderne de New-York nous vendait les copies au double du prix du laboratoire.
  Que penser, en juin 1992, de la proposition des Archives de bois d’Arcy, en réponse à plusieurs demandes de définition d’un programme pour continuer la restauration des films : " Compte tenu de nos politiques actuelles de transparence et de collaboration avec les ayants-droits, nous n’envisageons pas à l’avenir d’assumer de nouvelles restaurations sans votre concours. En effet, nous vous aviserons très régulièrement de toute dégradation observée en temps utile sur tout élément Starewitch afin que vous ayiez l’opportunité de prendre en charge cette tâche comme vous le faites déjà depuis des années. " ?
   On se remémore, l’humour en moins, cette chanson de Bob Dylan : un capitaine de navire arrive au port, tout son équipage a été mis en prison et il cherche de l’aide pour l’en faire sortir. Il rencontre un employé des pompes funèbres qui tend sa carte en disant : " Appelez-moi s’ils meurent. "
   Pourtant un tel travail nécessite des moyens importants. Moyens financiers : quand nous avons constaté en ouvrant les boîtes que le film Fleur de fougère, sortant de Bois d’Arcy, était mouillé et menacé à court terme, il a fallu le sauver sans délai (coût à l’époque 35 000 FF) ; quand le propriétaire du support du film Les Yeux du dragon a pris conscience de l’intérêt que nous y portions, les conditions d’accès au document ont aussitôt changé : le samedi nous avions très aimablement l’autorisation de consulter l’ensemble de son dépôt pour voir si d’autres films s’y trouvaient. Le jeudi plus question d’avoir accès à ses archives, tout juste à la copie parce qu’il ne pouvait pas s’y opposer en demandant une immense reconnaissance pour avoir sauvé le film. Moyens juridiques : que faire quand la B.B.C. reconnaît avoir diffusé un extrait de film sans autorisation, ni paiement de droit, mais qu’elle n’entend nullement compenser cette erreur ?
   Ne peut-on imaginer un système d’avance sur restauration fonctionnant sur le schéma de l’avance sur recette des nouvelles productions et qui serait un soutien financier et juridique ?
   Conserver les films est certes essentiel mais ils ne vivent que sur l’écran face au public. Actuellement, leur diffusion reflète les soutiens rencontrés : 23 films d’animation, dont 3 prêtés par le Gosfilmofond, projetés au festival d’Annecy en mai-juin 1991, un programme en salle diffusé en France par Les Acacias Cinéaudience, certains titres proposés par la chaîne de télévision La Sept devenue Arte. A cela il faut ajouter des présentations lors de différents festivals à Tampere et à Hiroshima en 1992, à Laon en 1993, à Bruxelles en 1995 et à Fontenay sous Bois à plusieurs reprises. A partir de janvier 1998 un programme de courts métrages sera proposé en salles distribué par Cinéma Public Films.
   Aujourd’hui on peut considérer comme sauvés les films d’animation même si tous ne sont pas encore visibles. Seules certaines réalisations de la période russe nécessitent encore beaucoup d’investigations.

Nos travaux s’orientent actuellement dans trois directions :

- retrouver différentes versions des films : il existe des copies différentes de La Revanche du cameraman ou de Fétiche Mascotte.

- retrouver les bandes son. Plusieurs films réalisés au temps du cinéma muet ont été sonorisés dans les années 1930 : Le Rat de ville et le rat des champs, Amour noir et blanc, Les Yeux du dragon, La Petite Parade... Les trois premières sont désormais connues. De même des projections de L’Horloge magique accompagnées de la musique originale de Paul Dessau ont eu lieu à Hambourg et à Berlin, réalisées par Cinegraph.

- la rédaction d’un livre.

François MARTIN. (1992, actualisé en 1997)